Roger et François

François Hébert

Nous commémorions récemment le premier anniversaire du décès d’un collègue, d’un éditeur, d’un mentor, d’un légendaire farceur, d’un ami. Cofondateur des Herbes rouges avec son frère Marcel en 1968, François Hébert nous lègue une œuvre éditoriale immense. Son regard expert autant qu'espiègle guidera toujours notre travail.
Pour l'occasion, permettez-nous de reproduire ici un magnifique hommage que lui dédiait Roger Des Roches, témoin privilégié de l'aventure des Herbes rouges, au moment des funérailles :

 

« Bon. Alors. François est mort. François Hébert. Mon François. Comment dire ?

D’abord, parce qu’il faut bien relater l’histoire :

C’est grâce à François Charron que j’ai appris l’existence de la revue les herbes rouges. Nous nous montrions, Charron et moi, en 1967, 1968, nos premiers textes dans sa chambre, chez ses parents, à Longueuil. Nous explorions. Lui, de manière méthodique. Il lisait tellement et il lisait bien. Moi, de manière un peu chaotique. Je lisais tellement peu, tellement mal. (Un jour, Marcel m’a dit que je lisais n’importe quoi. OK, c’était vrai.) Charron fut le premier à leur soumettre des textes, puis il m’encouragea à faire de même. Je le fis.

Ma première rencontre avec les frères Hébert fut… spéciale. J’arrivais avec toute ma naïveté. Sans trop savoir. Bourré de mythes de poètes, maudits ou pas. Étais-je poète ? Pour de vrai ? Avais-je le profil, le look ? J’attendais une réponse. Une confirmation (presque religieuse). Et ces deux types-là, François et Marcel (avec Ginette Nault, au fond de la pièce), m’observaient avec un certain amusement. Un amusement gentil, jamais condescendant. Cet amusement fut une constante par la suite. J’ai eu une espèce de réponse à la fin de ma rencontre (imaginez les voix rauques) : « Écris, Des Roches, écris. »

C’est grâce aux frères Hébert que j’ai appris à écrire et que j’ai écrit tous mes livres (même mes livres jeunesse).

Que m’ont-ils appris ?

L’enthousiasme et la rigueur. Leur credo.

Je pouvais lire n’importe quoi (ils s’en foutaient), mais je ne pouvais pas écrire n’importe quoi. Peu importe mes prétentions et mon plaisir. Leur credo.

Ils me refusèrent un recueil vers 1974, et, beaucoup plus tard, François me fit comprendre, en 2019, que ce début de nouveau recueil ne fonctionnait pas. Il avait raison.

J’ai travaillé, corrigé, élagué mon premier recueil, Corps accessoires, avec Marcel à ma droite et François à ma gauche, chez leur père, rue de Bordeaux. Poème par poème, vers par vers, mot par mot. J’en suais un coup. Chaque fois qu’ils me suggéraient une correction, un autre mot, une nouvelle tournure de phrase, il me semblait que le livre m’échappait, que ce n’était plus moi le poète, mais eux. Quand je le leur ai dit, en fin de soirée, ils ont éclaté de rire. Et ils m’ont gentiment expliqué d’où venaient leurs corrections, à quoi servait leur lecture, et que je demeurais le seul auteur de mes poèmes.

La même chose (moins la sueur et les doutes existentiels) est survenue pour mon dernier recueil, Faire crier les nuages, dans mon bureau au sous-sol, à Pointe-aux-Trembles. François à ma gauche et Roxane en face de moi, lui avec ses papiers et elle avec son ordinateur. Je ne sais pas si Roxane a compris à quel point elle bouclait la boucle.

Roxane Desjardins hérite d’une maison d’édition énorme. Je sais que, par ses choix et ses décisions, elle rendra fier François pour les années à venir.

Et donc, là, François est mort.

J’hésite entre la tristesse et le vide.

Au fil des années, lui comme éditeur, moi comme auteur puis typographe des Herbes rouges, nous avons tissé des liens d’amitié solides. Une amitié « prude ». Je ne sais pas comment dire mieux. Deux grands timides. On ne prenait jamais spontanément des nouvelles l’un de l’autre, des nouvelles du quotidien s’entend. On parlait boulot. Mais après une demi-heure dudit boulot au téléphone (discussions sur une mise en pages, une couverture, pendant l’entrée des corrections), on finissait toujours par avoir de longues conversations sur tout et rien, on cassait même parfois du sucre sur le dos de certains, toujours avec des rires très fréquents (qui ne se rappelle pas du rire de gros fumeur de François, entrecoupé de quintes de toux ?). Ces conversations ponctuaient mes semaines de travailleur autonome isolé dans son bureau. J’avais l’impression de vivre quelque chose de spécial, d’unique, dans cette maison d’édition. François me faisait confiance – jusque dans certains choix « éditoriaux » lors des corrections des mises en pages. Je me sentais privilégié qu’il m’accorde une telle confiance. Il faut dire que, depuis le début des années 1970, les frères Hébert m’avaient initié à la vie d’une revue littéraire, puis d’une maison d’édition (couvertures de livres, par exemple). J’ai été à la bonne école.

Il a travaillé fort, ce François, très fort. Sept jours sur sept. Sur les livres des autres qu’il voulait les plus parfaits possibles. Il nous arrivait avec sa rigueur, ses critiques, mais respectait nos textes. Il savait ce que ces textes représentaient pour nous. Il ne nous donnait jamais des ordres, mais plutôt des conseils, des suggestions dont on parvenait à comprendre (malgré les petites blessures à l’ego) qu’ils étaient judicieux, qu’ils « relevaient » nos textes. De livre en livre, j’avais l’impression de comprendre un peu mieux ma propre écriture, je mettais en pratique ses conseils au fur et à mesure que j’écrivais mes poèmes. Ses corrections des livres précédents devenaient mes corrections des livres qui suivaient. Elles devenaient des automatismes (mais ce sacré François réussissait toujours à trouver des trucs, des tics d’écriture entre autres, des images faibles, que je n’avais pas vus).

J’hésite entre la tristesse et le vide.

Ma tristesse reviendra de temps à autre.

Le vide sera là pour durer. »

 

François Hébert et Roger Des Roches